Par Pr Ahmed FRIAA
A noter, d’abord, qu’on entend ici par système éducatif, l’ensemble des cycles de formation, allant de l’école primaire jusqu’à l’université.
Le monde a beaucoup changé et continue à connaître des mutations profondes et rapides, en raison de la progression et de l’accumulation du savoir en général et en raison de la convergence de multiples révolutions technologiques, dont en particulier celle de l’intelligence, avec une prédominance du numérique.
Or, jusqu’ici, l’école classique qu’ont connue des générations successives, et même si elle a connu des réformes, parfois importantes, à différentes périodes, demeure gérée par des fondamentaux qui ont bien peu changé.
Ces fondamentaux se résument,en gros, comme suit :
• Une hiérarchie verticale, où le maître détient son ascendance et son autorité de sa possession du savoir qu’il transmet à des élèves qui l’ignorent jusque-là.
• Une typologie des salles d’enseignement qui ne fait que marquer cette prééminence du maître qui se positionne, la plupart du temps,sur une estrade surélevée, face à des élèves en rangées successives qui sont là pour l’écouter et apprendre ce qu’il leur enseigne.
• Des programmes figés qui mettent la plupart du temps plusieurs années pour se voir enrichis par des connaissances récentes. Le délai que nécessite le passage de certaines théories nouvelles, fruit de la recherche scientifique, aux programmes d’enseignement se mesure parfois par décennies.
• L’accent est mis surtout sur les connaissances techniques et, ce qui importe, c’est la reproduction mécanique de ce qui a été appris en classe, laissant ainsi peu de place à la réflexion personnelle et au questionnement, qualités indispensables pour réussir dans la vie active.
• Des cursus identiques pour tous, privant de nombreux jeunes de fructifier leurs compétences propres, oubliant que l’excellence peut prendre des formes diverses et variées.
• Des infrastructures obsolètes dans de nombreux cas, particulièrement dans les zones défavorisées, sans moyens pédagogiques, pourtant indispensables à l’assimilation de certains concepts et théories.
• Un corps enseignant qui a beaucoup perdu de son aura d’antan et dont les conditions morales et matérielles n’ont cessé de se dégrader.
• L’ascenseur social qui permettait, par le passé, à quiconque qui a des mérites de grimper les échelons sociaux, indépendamment de ses conditions d’origine, est en panne depuis longtemps.
• Un chômage endémique des jeunes, y compris des diplômés de l’université, créant chez ces jeunes une frustration et un désarroi, compromettant leur équilibre psychique et les poussant parfois à de regrettables actes de désespoir.
Or, le monde a beaucoup évolué. Ce qui importe désormais, ce n’est plus l’accès au savoir, devenu à la portée de presque tout le monde par simple clic de souris, mais plutôt le bon usage de ce savoir et comment profiter des opportunités qu’il offre et éviter ses effets pervers. En outre, le monde du travail est en train de changer d’une manière radicale. Le temps où quelqu’un passe la totalité de sa vie active au sein d’une même entreprise ou une même administration est complètement dépassé. De même, le recrutement qui se faisait avant sur la base du diplôme obtenu, se fera désormais et de plus en plus sur la base de la qualification certifiée selon des standards internationaux et donc davantage sur la base de la capacité à aborder et résoudre un problème donné. Si bien que l’important n’est plus tant la quantité des connaissances techniques mémorisées, mais davantage la capacité de réfléchir et d’aborder efficacement des situations variées.
On voit bien alors qu’il est impératif d’opter pour de nouveaux paradigmes si l’on veut disposer d’un système éducatif compatible avec les mutations que connaît le monde contemporain et assurer un avenir meilleur aux générations futures.
Et comme, d’une part, la réforme consiste à améliorer l’existant, parfois même d’une manière sensible, en conservant en général le même mode de penser, et comme, d’autre part, les mutations que connaît notre monde contemporain recommandent l’adoption de nouveaux paradigmes, il serait plus indiqué de parler plutôt de refondation du système éducatif.
Esquisse d’un chemin vers une refondation du système éducatif
Il convient de noter tout d’abord que parmi les principales caractéristiques de notre époque est l’accélération du temps. En d’autres termes, une année à notre époque équivaut à des décennies du siècle passé, d’où l’urgence de cette refondation. En effet, par les temps qui courent où la concurrence se fait davantage sur la qualité des ressources humaines dont on dispose, celui qui n’avance pas rapidement recule.
Il faut alors éviter deux écueils : il faut d’abord éviter de suivre le cheminement des pays plus avancés, car cela empêche de les rattraper puisqu’entre-temps, eux, ils continuent d’avancer. Il faut en revanche opter pour un raccourci historique. Il faut en outre éviter l’importation de solutions toutes faites qui conduit généralement à des résultats contraires à ceux escomptés. La sagesse recommande d’opter pour une solution adaptée à nos spécificités socio-culturelles, tout en s’inspirant des meilleures expériences réussies à l’étranger.
Les quelques propositions qui suivent ont pour objet d’enrichir le débat qui doit avoir lieu au sujet de cette importante thématique de refondation de notre système éducatif, qui conditionne dans une large mesure l’avenir de notre pays.
Les grands principes
Voici quelques grands principes devant sous-tendre cette refondation
• Exploiter d’une manière optimale les énormes potentialités et facilités qu’offrent les technologies numériques modernes, dont le coût ne cesse d’ailleurs de diminuer suivant la fameuse loi de Moore.
• Opter pour une hiérarchie plutôt horizontale, avec deux acteurs majeurs : l’enseignant qui doit désormais jouer le rôle, ô combien valorisant, d’animateur et modérateur de groupe, dans le cadre d’ateliers (et non de cours proprement dits, qui peut être suivi à distance via les différents réseaux de communication) où la réflexion et le choix de la bonne démarche face à une situation réelle l’emporte sur l’application mécanique de recettes déjà apprises. Et l’élève qui doit participer à l’animation de l’atelier et faire fructifier ses compétences et contribuer à la confection de son propre cursus.
• Opter, dans la gestion des affaires scolaires et universitaires, pour un système souple et flexible pour être en mesure de s’adapter rapidement aux mutations continues qui caractérisent notre monde contemporain.
• Abandonner la fallacieuse hiérarchisation des cursus selon le nombre d’années d’enseignement et les différencier plutôt par les qualifications requises pour postuler à tel ou tel diplôme. En outre, rien ne doit empêcher un élève brillant, disposant des compétences requises d’obtenir son diplôme en un délai plus court que son camarade dont les compétences sont moindres. L’égalité ne signifie nullement de pénaliser les bons et donc le nivellement par le bas, mais plutôt d’offrir les mêmes chances à tous, indépendamment de leurs conditions sociales ou de leurs origines.
• L’excellence pouvant avoir différentes formes et dans des domaines variées, il est important de diversifier autant que possible les filières et les spécialités pour que l’école accomplisse le noble rôle qui doit être le sien : «Identifier, réveiller et faire fructifier le petit génie qui sommeille dans chacun de nos enfants !», tout en prévoyant des passerelles entre ces filières.
• Baser l’évaluation non point sur la reproduction mécanique des connaissances apprises, mais plutôt sur l’aptitude à bien utiliser ces connaissances et en tirer le meilleur profit.
• Instaurer un système de formation continue ouvert à tous en vue de demeurer en phase avec les nouveautés scientifiques et technologiques, de même qu’un système de reconversion pour permettre aux jeunes sans emploi d’acquérir une qualification leur permettant de rejoindre le monde actif et leur rendre la dignité dont ils ont droit.
Ces quelques principes sont bien entendu à enrichir, dans le cadre d’un débat national fortement souhaité.
• Action Pilote
• Commencer par une expérience pilote. Cette expérience pilote consiste en les actions suivantes :
• Choix d’une école primaire, d’un collège et d’un lycée dans chaque gouvernorat ou bien dans chaque groupe de gouvernorats.
• Choix d’un certain nombre d’établissements universitaires.
• Ces établissements seraient retenus en fonction de l’adhésion volontaire de leur corps enseignant et leurs administrations à l’expérience pilote telle que détaillée ci-après.
• Doter chaque élève d’une tablette électronique et d’un code d’accès à un serveur central fortement sécurisé. Ces tablettes sont fournies gratuitement aux élèves de conditions modestes.
• Chacun de ces établissements pilotes est relié au réseau de télécommunications haut débit.
• L’enseignement dans ces établissements se fait sous forme d’ateliers. Ces ateliers consistent en l’application de ce qui est appris en cours à des situations pratiques. A titre d’exemple, admettons que le cours de mathématiques porte sur le théorème de Pythagore que tout le monde connaît. L’atelier peut consister en l’application de ce théorème au traçage d’une ligne horizontale en ne disposant que d’une corde et d’un objet pesant !
L’atelier doit permettre à l’élève de bien réfléchir, se poser des questions et chercher à les résoudre.
• Les cours proprement dits sont accessibles via le serveur central, de même que tout ce qui concerne la scolarité de l’élève, en dotant les parents de codes d’accès pour le suivi de la scolarité de leurs progénitures.
• L’évaluation se ferait sur la base de qualifications à préciser et sur la base du degré de participation de l’élève aux ateliers dont on a parlé.
• Le programme comporte, pour chaque niveau, des modules obligatoires
et un minimum de modules au choix de l’élève, pour permettre l’éclosion des compétences propres à chaque élève.
• Le recrutement au sein de l’université ne se fait plus sur la base de vacance de postes d’enseignement, mais plutôt sur la base des besoins de la recherche scientifique. Un véritable universitaire est d’abord un chercheur et par suite affecté à un laboratoire de recherche dans la spécialité qui est la sienne, avant d’être un enseignant, sans minimiser, bien entendu, l’importance de cette dernière fonction.
• Au préalable, et au cours des vacances précédents le démarrage de cette opération pilote, une université serait organisée pour la formation du corps enseignant concerné, à cette nouvelle approche pédagogique.
• Après évaluation de cette opération pilote et après y avoir apporté les corrections et les aménagements nécessaires, il sera procédé à sa généralisation.
Je suis loin d’ignorer que d’aucuns pourraient objecter que le tout numérique comporte des revers, ce qui a amené certains pays, notamment au nord de l’Europe, à l’abandon des tablettes et le retour aux supports pédagogiques en papier et en outre, comment financer ces opérations ?
Je répondrai ceci : même si effectivement l’usage de la tablette électronique peut avoir des inconvénients, sa généralisation ne fera que croître au fil du temps. On ne peut hélas contrarier indéfiniment l’évolution. On l’a vécu par le passé. A tire d’exemples, rares sont les personnes qui pensaient que l’encrier, que les gens de ma génération ont bien connu, allait disparaître des salles de cours. La même remarque vaut pour les cassettes qui ont fleuries jusqu’à tout récemment et qui relèvent désormais de la préhistoire.
Non ! le passage vers le tout numérique est une tendance historique forte et inéluctable, même si cela ne veut nullement signifier la disparition du papier.
Pour ce qui est des moyens nécessaires au financement d’une telle refondation, il suffit de se rappeler des dizaines de milliards que coûtent aux parents l’achat annuel des manuels scolaires et les cours particuliers et les autres dizaines de milliards que coûte à l’Etat la compensation par le budget du coût des livres et cahiers scolaires pour maintenir leurs prix à des niveaux abordables.
Mais ce qui n’a pas de prix c’est d’arriver à faire du système éducatif national un véritable levier pour un développement durable permettant à tout citoyen de vivre dignement dans son pays et permettant surtout à nos jeunes d’affronter, la tête haute, la rude concurrence des intelligences qui ne cessent de s’affirmer.
Pr. A. F.